Concept « deux en un » et la diversification de son commerce
Agréger à son cœur de métier une nouvelle activité commerciale. Un phénomène qui se développe crescendo ces dernières années. Quelles sont les motivations des commerçants qui se lancent ? Que peut-on en attendre ? Décryptage.
Par Emilie Gilmer – Commerce Magazine n°150 – Octobre 2014
A la Bicycletterie, dans le 1er arrondissement de Lyon, les clients peuvent confier leur vélo à un professionnel, boire un thé et se restaurer tranquillement le temps d’une mini réparation ou d’un changement de chambre à air. A Marseille, le salon de coiffure Cut & Mix propose non seulement de leur couper les cheveux à l’étage, mais aussi de chiner de vieux vinyles, CD et autres livres d’art, d’architecture et de design au rez-de-chaussée. Jusqu’ici réservé aux grandes enseignes, comme Ikea et son concept de restauration, le phénomène de diversification touche de plus en plus les commerces de proximité. Avec un avantage de taille : une capacité d’innovation qui fait mouche.
« L’idée nous est venue lors d’un voyage à Londres en 2010, indique Charlotte Duménil, co-fondatrice de la Bicycletterie avec son compagnon Anthony Duvernay. Lorsqu’on a découvert le concept, on a tout de suite été séduits par le côté convivial, et cette dimension inédite de « lieu de vie » autour du vélo. »
Les anglo-saxons sont en effet les précurseurs en la matière, avec des concepts de « shop entertainment » (shopping et divertissement) des plus originaux, développés depuis déjà plusieurs années dans un but précis : enrichir « l’expérience client ». « Il y a dans ce type de diversification la nécessité de sortir de la seule relation transactionnelle avec le consommateur pour y apporter autre chose », explique Anna Péculier, dirigeante de Côté commerce, société de conseil en marketing et organisation.
Un vecteur de trafic et fidélisation
Même si l’on manque encore un peu de recul, il est à noter que les retombées économiques sont essentiellement indirectes. « On ne diversifie pas son activité dans l’espoir de doubler son CA, rappelle Frank Rosenthal, expert en marketing du commerce. Aussi, mieux vaut se montrer prudent en termes d’investissement financier, difficilement traductible en ROI ».
Pour le spécialiste, le commerce « deux en un » serait surtout un moyen de « se faire préférer par la clientèle » ! En d’autres termes : un outil de différenciation permettant de créer du trafic, d’allonger le temps de visite global et de fidéliser le consommateur. « Par rapport à la concurrence de plus en plus rude exercée par le e-commerce par exemple, l’argument des commerces « deux en un » est clair, note Anna Péculier. C’est un moyen de dire aux consommateurs, en venant chez nous, non seulement vous trouverez les produits que vous cherchez, mais vous passerez un moment chaleureux, et vivrez une expérience nouvelle. »
Une identité claire
Pour réussir ce pari, l’une des conditions sine qua non est de garder la tête froide en termes d’objectifs chiffrés. « Dès le départ, nous projetions de générer 80 % du CA avec notre activité vélo (réparation et vente) et 20 % avec la partie café/petite restauration salée », indique Charlotte Duménil. Une clairvoyance qui a permis à ces deux entrepreneurs de ne pas commettre d’impair quant à leur identité. D’ailleurs, à la Bicycletterie, le business plan se traduit dans la configuration des lieux : l’atelier vélo et le café ne sont pas confondus et le couple de dirigeants veille à ce que les choses soient claires pour les clients : « nous sommes un atelier vélo qui propose un service de restauration à ses clients, pas des cafetiers qui proposent aussi de réparer des vélos ! », précise la commerçante. Selon les experts interrogés, il est en effet primordial que l’activité première, le cœur de métier, soit immédiatement identifiable par le consommateur. Sans quoi, elle pourrait se trouver, à la longue, affaiblie par l’activité complémentaire.
Pour ne pas perdre son âme à vouloir se diversifier, Jean-Luc Cadio, vice-président de la CCI Nantes/Saint-Nazaire, en charge du commerce, recommande, lui, de s’en tenir à un principe de base : écouter le consommateur. « Bien comprendre ses attentes permet d’adapter son offre avec pertinence, sans partir dans une fausse direction. Et, en effet, aujourd’hui, les gens ont besoin de sens, de reconnaissance, de contact humain », affirme-t-il. Aussi, proposer aux clients de laver leur linge en discutant autour d’un verre dans un endroit chaleureux – quand la majorité des laveries sont des lieux de solitude, tristes et blafards – serait tout simplement en phase avec l’air du temps. Attention néanmoins : avant de vous lancer, observez bien l’environnement local. « Si un bar cosy se trouve à quelques dizaines de mètres de votre commerce, votre activité secondaire de restauration risque de faire un flop », remarque Frank Rosenthal. En clair, soyez un minimum clairvoyant.
La nécessité d’inventer son propre modèle économique
Natalie Hautecouverture, fondatrice du restaurant les Bobines
En 2013, après dix années passées à des postes de marketing, Natalie Hautecouvernture ambitionne de créer sa propre affaire à Paris. A l’origine, elle est attirée par un projet dans la restauration mais, compte tenu de la concurrence, elle cherche un moyen de se démarquer. Elle réfléchit alors au concept qui l’aurait séduite en tant que cliente : « Jeune maman de deux enfants, j’ai réalisé que mes sorties ciné s’étaient réduites à peau de chagrin, dit-elle. C’est ainsi que j’ai eu l’idée d’un restaurant qui propose aussi des séances de cinéma ! ». Le principe du restaurant « Les Bobines » ? Les clients arrivent entre 19h et 20h pour boire l’apéritif, puis l’équipe leur sert une sélection de tapas françaises cuisinées maison (les « bobinettes »). A 22h, ils ont la possibilité, s’ils le souhaitent, de descendre au sous-sol pour regarder la séance du jour, uniquement des films en VO qui ne sont plus en salle.
« Ce projet m’a demandé de créer mon propre modèle économique, concède la jeune entrepreneuse. Non seulement l’activité cinéma ne me rapporte rien, mais elle représente une charge fixe », souligne la dirigeante. Tout l’enjeu consiste à trouver des moyens pour absorber cette charge (via une gestion très rigoureuse, zéro gaspillage, des économies sur le personnel, l’énergie…), sans le faire peser sur le client : les menus du soir s’établissent entre 26 et 32 euros, ce qui reste très raisonnable pour le quartier. « Nous sommes encore dans la phase de lancement, mais l’activité se développe bien », indique Natalie Hautecouverture. Les gens sont séduits par le concept : certains se demandent même pourquoi personne n’y avait jamais pensé avant, « ce qui prouve que le besoin existait », conclut-elle.